LA MONDIALISATION SANS « MODE D’EMPLOI » ?





Article rédigé en 2013

« Nous avons convenu d’une civilisation globale dans laquelle les éléments les plus cruciaux dépendent de la science et de la technologie. Nous avons aussi organisé les choses pour que personne ne comprenne la science ou la technologie. Nous pourrions y échapper un certain temps mais tôt ou tard, ce mélange explosif, d’ignorance et de pouvoir nous sautera au visage »
Carl Sagan.

Les dirigeants d’entreprise se plaignent des jeunes diplômés qui manqueraient d’après eux de créativité et de flexibilité pour faire face aux changements qui s’opèrent. C’est vrai, mais « une vérité partielle est une vérité partiale » nous dit Edgar Morin sociologue et philosophe. Ce qui est oublié ici, c’est le contexte dans lequel les jeunes diplômés se retrouvent. Aujourd’hui ils ne se satisfont plus d’une organisation où le sens même du travail est oublié au nom de la compétitivité, et de la haute performance. En vingt ans d’expérience j’ai pu observé, d’abord un désengagement actif de la part des acteurs sociaux dans l’organisation, mais aussi un grand mal être aussi bien chez les anciens que chez les jeunes. En effet notre modèle de gestion managérial n'est pas du tout attrayant pour cette nouvelle génération, voire très mal vécu. En France les salariées engagés qui se lèvent le matin avec le sourire sont de 6% seulement, 94% ont une adhésion de façade et vont juste chercher un salaire (rapport Gallup 2018).

Notre gestion managériale vendu « clés en main » par les grands cabinets de conseils montrent aujourd’hui ses limites et cette nouvelle génération est infiniment plus exigeante que celle d’avant. En effet l’organisation du travail et son modèle managérial basé sur une pseudo rationalité scientifique nous empêche finalement d’être plus efficace, car la simplification des taches prescrites par nos « consultants gurus » vont peut être faire perdre la bataille des talents aux grosses entreprises. Surtout parce que le travail réel et encore moins le vivre ensemble ne peuvent être codifié ou prescrit. Cette « vision simpliste » ou les moindres changements ne se font que pour améliorer ses standards nous poussent tous vers une délégation de plus en plus accrue de notre intelligence à la prescription. Même l’Etat est aujourd’hui gangréné par ce modèle de gestion avec « the new public managment ». Alors ne vous demandez plus ou est passé notre créativité, vecteur de flexibilité et d’adaptabilité, celles-ci est inhibée par notre organisation du travail et son management qui a atteint son plus haut niveau de toxicité.

Mais il y a plus grave, car nous savons que le rôle de nos entreprises ne sont pas philanthropiques et qu’elles doivent générer du profit pour survivre. Seulement, le rôle social qu’elles avaient dans les précédentes décennies s’est considérablement appauvri. Elles sont passées d’un modèle structurant la société à un modèle la déstructurant. Dénaturant ainsi nos relations, déliant nos liens sociaux puisque animés par la compétition et sa « danse » de motivation, des objectifs financiers et du chacun pour soi. Autrefois, même l’état pouvait compter sur certaines d’entre elles, et là je fais référence à Dassault ouvrant les vannes du cash au président Charles De Gaulle. Aujourd’hui, les rôles se sont inversés, c’est l’Etat qui vient à la rescousse, même des banques.

Dans ce marché global, bien que je ne sois pas experte en économie et que tout est fait de telle sorte qu’on y comprenne rien, pas même nos politiques. Avec une dette mondiale qui ne cesse de croitre et une croissance timide que l’on paye très cher. Mais on comprends quand même, que les états nous ont inscrit dans un modèle qui n’a pas de sens, que les marchés financiers se déchainent, et que la pression pour ceux qui crées la richesse se fait toujours plus grande.

Le problème est que nous sommes tous pris au piège, et continuons à courir toujours plus vite vers cette course folle de la compétitivité, de l’excellence exigée, sans qu’il n’y ai de ligne d’arrivée clairement définie, voire sans cesse repoussée. Alors comment les organisations vont-elles redonner envie aux salariés de s’engager ? Car ironie du sort, elles participent elles-mêmes d’une certaine manière à ce désengagement. Mais n’oublions pas à leurs décharges qu’elles subissent la pression de soit se faire avaler, soit de mourir dans un marché de libre échange à la concurrence déloyale.


Dans ce contexte, comment essayent t’elles de mettre en œuvre leurs objectifs ?

Par un management qui établi des règles de conduite, des procédures à en plus finir qu’elles jugent utile de transmettre afin de répondre précisément à un besoin, et ou chaque action est prescrite. Tout cela basé sur des principes de standardisation, et de conformité. Elle continue d’évaluer les performances individuelles alors que le travail reste toujours interdépendant aux autres aussi bien dans le secteur industriel que dans les sociétés de service. Des indicateurs de performance, croyant « mesurer » un résultat qui ne reflète en rien le travail fourni. Car si nous prenons le travail d’un médecin en CHU soumit aux mêmes objectifs de performance que dans le secteur privé, nous savons qu’ il passera plus de temps à poser un diagnostic sur un malade âgé de 75 ans ayant une ou plusieurs pathologies, qu’avec un jeune homme de 35 ans qui s’est brisé la jambe. Le diagnostic du premier cas, sera beaucoup plus long à poser. Est il performant ? Non, selon les indicateurs de performance. Alors comment évaluer le travail réel? Comment mettre un chiffre, une mesure sur des critères d’évaluation flous ? Prenons exemple maintenant sur une vendeuse qui a affaire à une cliente locale indécise voire même sans intention d’achat, qu’il faut accrocher, séduire, créer un rapport de confiance, faire acheter et fidéliser etc…
Bref, elle passe une heure avec elle et fini par acheter une robe d’une valeur de 1250 euros. Celle fois prenons une vendeuse qui traite une cliente étrangère, celle-ci connaît la maison et est déjà cliente partout dans le monde où la marque est distribuée, cette dernière repart sans essayer et prends trois robes d’une valeur de 4500 euros. La meilleure vendeuse sera celle qui présentera les meilleurs indicateurs.

Par conséquent, nous pouvons dire que le travail réel est difficile à mesurer, et que la valeur d’une valeur ne dépend finalement, que de son évaluateur.

La pression quotidienne que subissent les salariés se fait de plus en plus grande. Certains se rendent malades physiquement, d’autres se suicident dans les cas les plus extrêmes. C’est ce qu’on appel dans le jargon médical, une décompensation*. Christophe Dejours, a qui j’ai emprunté le premier exemple, pionnier de la « psycho-dynamique du travail » a fait de nombreuses recherches sur le sujet et met aussi en exergue l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif.
Alors, notre santé mentale au travail, serait-elle en danger? Dans une interview « le réel et la parole » il exprime clairement l’idée que « quelques soient la subtilité et l’inventivité de l’organisation du travail, il subsiste toujours un décalage irréductible entre le travail prescrit par l’organisation et le travail effectif. Le travail vivant est nécessaire pour gérer l’écart, individuellement ou collectivement. Les gens doivent mobiliser l’intelligence au travail, l’intelligence du travail ». Dans la même veine, le sociologue Vincent de Gaulejac dans son livre la société malade de la gestion nous montre a quel point l’idéologie gestionnaire pour ses gains de productivité peut être mortifère : « au delà du positivisme radical qui ne voit que les effets bénéfiques de la performance élevée au rang d’une finalité, il convient de préciser les critères mis en avant pour la mesurer. Le management la présente comme une nécessité de survie pour les entreprises au même titre que l’excellence ou l’efficacité, sans que soient discuter les critères qui la fondent, en dehors de la logique du profit. Si la performance ne se mesure qu’à l’aune de sa profitabilité financière, elle laisse dans l’ombre ses répercussions humaines et sociales. Surtout elle enclenche un cycle infernal (…) cette « part maudite » est-elle un mal nécessaire, le prix à payer de la modernisation, ou la conséquence d’un système de pouvoir qui cherche à imposer sa logique quel qu’en soit le coût humain et social ? ».

Trouver les règles du jeu pendant que les marchés jouent est déjà une tache très difficile pour nos organisations, mais garder un management infantilisant, incapable de gérer l’imprévisible et l’imprévu, c’est n’avoir rien compris à la situation complexe dans laquelle nous nous trouvons. « Eveillés (les), ils dorment » ! Nous dit Héraclite.
La nature de l’Homme ne peut pas être dupée, son développement et son bien être ne peuvent pas se déployer contre un véritable processus de management strictement comptable. Ce processus délétère engendre immanquablement une destruction des richesses du travail vivant.

* Une décompensation révèle à un moment donné la présence d’un excès de tensions (voir pulsion ; traumatisme) dans la psyché du sujet que celui-ci, ou plutôt son Moi, ne peut plus contenir, entraînant alors l’apparition de troubles psychopathologiques chez le sujet, lesquels constituent un essai ultime de gestion des conflits ou traumas vécus.





« We classify at our peril » James Britton influential British educator (1908-1994).

L’uniformité que les organisations imposent par le biais des procédures où le travail est segmenté, séquencé et décrit dans les moindres détails ne laissent aucune place au sujet réflexif (employé), puisque tout lui est prescrit . Maintenant, on lui demande d’être plus créatif pour faire face à la compétitivité. Nous voilà pris aujourd’hui à notre propre piège en demandant tout et son contraire : l’uniformité et compétitivité ne semblent pas être compatible.

Nos organisations ont une idée assez restreinte de ce qu’est finalement la créativité donc l’intelligence, sinon pourquoi s’acharneraient elles à créer les conditions qui l’étouffe ? Mais elle n’est pas la seule responsable, le système éducatif l’est tout autant : avec son cloisonnement des disciplines, sa classification, sa modélisation, son uniformisation, et sa maladie de la mesure. Son évaluation limite nos capacités naturelles dont nous disposons tous au départ. Elle aussi segmente et classifie; elle aussi a ses « indicateurs de performance » puisqu’elle croît mesurer notre intelligence pensant que cela va de pair avec nos aptitudes académiques. Cette institution qui est censée construire les fondements et l’espoir de nos sociétés futures, celle qui ne nous apprend plus à penser mais plutôt à ce que l’on doit penser, est aussi en crise. Déconnecté de la dure réalité du marché du 21e siècle. Elle a su c’est vrai répondre à la demande précise qu’était l’ère industriel, mais qu’en est-il aujourd’hui lorsqu’on sait à peine quelle voie prendra le progrès demain ? Les dommages collatéraux de la pensée industrielle et l’incapacité de nos pouvoir public ainsi que nos organisations à remettre en question ses fondements, rends la tâche très difficile. Surtout parce qu’ils n’ont peut être pas d’autres références, puisque c’est ce même système qu’il les a formés, et « un problème ne peut être résolu au même niveau de conscience qu’il a été créé » nous dit Albert Einstein.

Et l’on se demande encore pourquoi en France on innove pas assez ou plus alors que les organisations continuent de privilégier l’action prescrite à la réflexion. Est-ce cela qui nous rendrait malade: le fait que notre intelligence ne soit plus mise au service de l’organisation ? Sauf peut être pour ceux qui se laissent dominer par « l’incohérence et le paradoxe » en signant un contrat narcissique avec l’organisation et cours pour être à la première place, qui hélas pour eux n’y reste pas très longtemps, puisqu’il faut toujours faire mieux. Inconscient du fait finalement que le match peut être joué qu’une seule fois. Ceux là sont les plus vulnérables et plus enclin à décompenser d’après les spécialistes. Les autres ont suffisamment de recul et ne s’engage pas ou plus, et font peut être encore semblant d’y croire pour garder leur emploi.

Il est clair que les dogmes du passé ne répondent plus aux bouleversements auxquelles nous faisons face et ce, quelque soit l’organisation en question, quel soit dans l’entreprise ou ailleurs. Il nous faut donc vite changer notre manière de voir nos organisations du travail, nous décentrer de notre axe initial formaté par d’anciennes idées inadéquates avec notre temps. D’abord pour rester compétitif, créer de nouveaux produits et services et surtout générer de nouvelles idées. En commençant par changer le moule industriel dans lequel nos organisations sont restées trop longtemps enfermées.

Les changements sont violents, la technologie ne cessent d’évoluer et nos rapport avec les autres aussi, et on ne cesse de nous demander d’agir toujours plus vite, dans l’urgence sans prendre vraiment le temps de réfléchir aux problèmes, sinon « on est mort » nous disent-ils.

La course folle à la mondialisation, à la culture de la haute performance, à l’excellence, à cette vision augmentative du dépassement de soi, comme s’il fallait dépasser nos propres corps; et cette singularité du vivant laissé pour compte in fine à la faveur de l’algorithme: tout calculer, tout contrôler, rationaliser chaque comportement physique et verbaux, sans que « (…) personne n’est évalué la limite de l’exercice, l’endroit ou il fallait placer le curseur » nous dit François Dupuy, sociologue des organisations, lost in managment.

Ce qui est frappant surtout c’est que nous sommes à la fois, tous victimes et complices d’un système qui ne peut plus s’arrêter. Face à « cette servitude volontaire », doit-on nous résoudre à ne plus la servir pour être libre d’agir ? Le risque serait de se retrouver « out » ! Ou peut être ne plus la soutenir et d’essayer de faire autrement en commençant d’abord par remettre au cœur de nos organisations, le développement de l’Homme. En effet, ce sont les seules capables d’apporter des solutions concrètes, rapides et efficaces, développant ainsi ce que Gregory Bateson (Cyberneticist) appelait « l’intelligence situationnelle » aussi appelée « activité déontique ». C’est à dire des règles et des procédures émergentes des salariés eux-mêmes. Alors bien sûr qu’il faut encore des procédures émanant de l’organisation afin d’avoir un cadre de travail commun, mais sans oublier de laisser faire le travail réel dans le monde réel du vivant.

Nous avons tous fait l’expérience d’un call center avec cette empathie artificielle qui les caractérises, récitant inlassablement leurs « prescriptions ». Aujourd’hui avec l’intelligence artificielle, on développe des technologies (cogito) qui d’après eux, interprèterait nos émotions les plus subtiles. Identifiant des signaux chez le consommateur, afin de lui apporter la pleine satisfaction. N’est ce pas étrange que de vouloir développer l’empathie artificielle sur une machine et de désactiver la notre pour prédire nos interactions et nos comportements ? Tout le monde a encore à l’esprit, le drame qui s’est joué au Samu de Strasbourg, qui a coûté la vie à Naomi en mai 2018.

Qu’est ce que l’intelligence artificielle cache derrière ce mot anglo-saxon ? Une certaine ambiguïté surement, car The Central Intelligence Agency, la CIA que tout le monde connaît, est une organisation de renseignement et d’espionnage. En d’autre terme, elle récolte des informations et les traitent. Aujourd’hui, on utilise des algorithmes capables de faire d’immense calcul à partir de données brutes, qu’on ne saurait être en mesure de faire. Mais elle n’a en aucun cas la possibilité d’avoir une pensée dynamique stimulée par une intention ou une réflexion avec un but. L’Homme sera toujours nécessaire pour réfléchir au modèle que lui proposera la machine, car elle est incapable aujourd’hui de prendre des décisions seules. Ne confondons pas donnée et intelligence, une machine peut certes identifier des évènements qui se répètent et mettre en place un modèle, mais certainement pas nous expliquer pourquoi certaines habitudes sont mises en place, ou même changées. Le but à atteindre n’est toujours pas visé, me semble t’il.

De même pour la vague de digitalisation des entreprises, qui se fait parfois sans mesurer les conséquences négatives comme la baisse de productivité, de sur-connexion qui empiète parfois sur la vie privée, où les contours sont encore flous bien plus prononcé chez les digital native. La surabondance d’outils collaboratifs s’est multipliée ces dernières années afin d’accroitre les performances des entreprises, sans pour autant analyser si les outils et applications profitent réellement aux collaborateurs et à leur performance. Comme dans chaque bouleversement sociaux, il faut avancer avec prudence en fonction de la maturité de l’entreprise. L’information est une donnée complexe qui porte un contenu et un contexte, et peut faire l’objet de distorsion aggravant des situations, voire les générer. La digitalisation peut être un instrument d’émancipation dans la mesure où elle répond à un besoin précis. Mais elle peut être aussi l’instrument de la démesure, un pharmakon comme le désigne les grecs, ce qui est à la fois un remède et un poison.





"De quoi dépendons-nous, finalement, nous autres êtres humains ? De nos mots. Nous flottons dans le langage. Notre devoir est de communiquer aux autres des expériences et des idées. Nous devons continuellement essayer d'étendre le domaine de nos descriptions sans que pour autant nos messages perdent leur caractère d'objectivité et d'absence d'ambiguïté. " Niels Bohr

L’hyper-spécialisation des filières, des compétences, des micros taches dans l’organisation et des disciplines dans l’éducation montre son inefficacité à comprendre le monde. Cette vision restreinte qui consiste à simplifier de plus en plus un système complexe pour le rendre plus lisible ou plus clair repose sur une erreur de lecture fondamentale. Pour cela il nous faut revenir à Descartes et au paradigme newtonien, sur laquelle notre pensée a été fondé, à savoir une pensée mécaniste et linéaire qui nous empêche de comprendre la complexité du monde et ses phénomènes de rétroactions (feedback). Difficile de nous délivrer de ce déterminisme où chaque phénomène aurait une seule cause : que A est la cause de B qui est la cause de C, qui elle même est la cause de D etc.… La messe est dite!
Le risque d’erreur sur l’identification de la cause réelle d’un problème d’une part, et la solution qui l’accompagne peut s’avérer parfois contreproductive. Une cause ne suffit pas à produire un effet, une chaine et une conjonction de cause est toujours beaucoup plus probable.
Avec Descartes l’image vivante du monde que les grecs nous avaient transmise s’est éloigné de nous. Dans la tradition aristotélicienne l’âme n’existe pas sans le corps, elle n’est pas dépendante comme c’est le cas pour Descartes. Pour lui, tout l’univers fonctionne comme une machine, où tout est quantifiable. Tout peut être décrit mais pas expliqué par le biais des mathématiques, qu’ils s’agissent du corps humain de son environnement ou de l’univers. Que notre corps est « une machine qui se remue de soi-même ». Que le mouvement de nos corps s’explique par la seule disposition de nos organes. Et c’est sur de telles idées que les sciences et nos idées se sont développées.
Ce réductionnisme aura eu pour conséquence de se borner qu’a l’étude isolée des composants d’un système complexe. Ainsi naitra le dualisme corps et esprit. Cette description mécanique du monde qui est bien sûr de nature organique, est incapable finalement de rendre compte de tous les phénomènes du vivant. Cette pensée deviendra le paradigme scientifique dominant et s’imposera comme la théorie correcte ultime de la réalité du vivant. Et l’idée du monde-machine présenté par Descartes sera considérée comme prouvé par Newton. Notons en outre que la physique dite classique de Newton ne s’applique pas à la physique moderne. Que si Albert Einstein ne l’avait pas remise en cause ou considéré comme fausse, la loi de la relativité générale n’aurait pas été découverte.
Pour bon nombre d’esprit, il ne s’agit plus de théories hypothétiques mais de représentations réelles du fonctionnement du monde.
Cela a atteint notre processus mental, changer notre rapport à l’environnement et à la lecture que nous en faisons. Notre perception du monde s’en trouve donc biaisée.
Aujourd’hui, pour comprendre les faiblesses de notre société il faudra d’abord réévaluer les théories et les principes qui l’accompagne. Nous le savons, notre système actuelle reste attaché a ses principes et ses règles.

Aparté

En septembre 2012, je m’inscris à un cours afin d’étudier la Cybernétique, dans le but d’améliorer ma communication avec les autres. J’ignorai à ce moment là, que ma vision du monde allait être bouleversé et secouer sérieusement mon système de croyance. La Cybernétique n’est pas une discipline académique, son fonctionnement est à l’opposé de l’enseignement universitaire. Cette science interdisciplinaire n’a pas de programme type, ni de spécialité, ne se focalise pas sur un sujet précis; même le célèbre Gregory Bateson ne se définissait pas lui même comme ethnologue ou anthropologue, tant son champs d’étude fut large. Cette science qui a faillit être classé secret défense dans les années 50 a réunie avant la deuxième guerre mondiale d’innombrables scientifiques de tout bord. On pouvait y voir des psychologues, des ethnologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens tel que Norbert Wierner le père de cette nouvelle discipline, et bien d’autre encore. Ce docteur en philosophie également, fonde la science « des systèmes auto-régulés » s’appliquant aussi bien à la machine qu’à l’homme. Ainsi la cybernétique s’applique à des domaines extrêmement variés comme les problèmes de santé mentale: par exemple la schizophrénie et le concept du « double bind » double contrainte, travaux de Gregory Bateson dont Paul watzlawick, D. Jackson, ou encore Virginia Satir se sont inspirés. La maitrise de la communication, de l’information et de l’échange sont pour Norbert Wienner le principe même de l’autorégulation, une communication qui se veut harmonieuse et fonctionnelle. Beaucoup aujourd’hui s’en inspire, Bernard Stiegler, cavala ou Edgar Morin mettent en avant les systèmes complexes de notre société. Pour faire simple, la cybernétique appelé aussi la théorie des systèmes, ne se focalise pas uniquement sur les éléments d’un système, mais sur l échange de flot d’information et d’énergie d’un système donné; autrement dit, elle s’intéresse aux interactions et à ses propriétés émergentes. Une science qui se veut sociale et politique aussi :

« the realm of ideas of the Macy meetings concerns the importance of the notion and the technique of communication in the social system. It is certaintly true that the social system is an organization like the individual, that it is bound together by a system of communication, and that it has a dynamics in wich circular processes of a feedback nature play an important part. This is true, both in the general fields of anthropology and of sociology and the more specific field of economics ; (…) On this basis, Drs. Gregory Bateson and Margaret Mead have urged me , in view of the intensly pressing nature of the sociological and economic problems of the present confusion, to devote a large part of my energies to the discussion of this side of cybernetics ». p.24, second edition of cybernetics or control and communication in the animal and the machine, Norbert Wiener MIT PRESS.

Si on prends le parcours de Gregory Bateson qui étudiait aussi bien la biologie, l’anthropologie, l’évolution, la psychiatrie, la communication chez les mammifères, l’épistémologie, les systèmes et paradoxes logiques, pathologie des relations (alcoolisme, schizophrénie), on comprends alors que sa pensée nous mène vers un autre niveau de recherche qui lui est non linéaire et surtout non compartimenté. Cette diversité d’approche sur une unité de recherche peut en effet donner le vertige à certain spécialise ou expert. Mais cette pensée systémique ou « complexe » reprise par Edgar Morin et d’autres, rend l’unité de connaissance des spécialistes beaucoup moins fructueuse par l’absence de dialogue avec les autres:

« If the difficulty of a physiological problem is mathematical in essence, ten physiologists ignorant of mathematics will get precisely as far as one physiologist ignorant of mathematics, and no further. If a physiologist who knows no mathematics works together with a mathematician who knows no physiology, the one will be unable to state his problem in terms that the other can manipulate, and the second wil be unable to put the answers in any form that the first can understand (…) all in the habit of working together, of knowing one another’s intellectual customs, and of recognizing the significance of a colleague’s new suggestion before it has taken on a full formal expression. The mathematician need not have the skill to conduct a physiological experiment, but he must have the skill to understand one, to criticize one, and to suggest one. The physiologist need not be able to prove a certain mathematical theorem, but he must be able to grasp its physiological significance and to tell the mathematician for what he should look. We had dreamed for years of an institution of independant scientists, working together in one of these backwoods of science, not as subordinates of some great executive officer, but joined by the desire, indeed by the spiritual necessity, to understand the region as a whole, and to lend one another the strength of that understanding». p2.

C’est peut être la raison pour laquelle cette science ou discipline n’a pas connu un développement auquel on aurait pu s’attendre. D’abord impossible a enseigner car c’est plutôt une démarche intellectuelle personnelle, qu’un système académique ne peut gérer dans le sens où il est difficile d’établir un programme faisant le lien avec l’ensemble des disciplines. Notons également, que cette nouvelle approche rend l’évaluation impossible pour cette dernière. Cette « quantophrénie » ou maladie de la mesure, dénoncé souvent par le sociologue clinicien Vincent Gaulejac est devenu une science appelée la docimologie.
Pourtant cette approche systémique s’est trouvé très fructueuse dans bien des domaines, aussi bien pour l’informatique qui en était à ses balbutiements à l’époque, que pour l’intelligence artificielle avec le psychiatre et ingénieur William Ross Ashby. Cette pensée trans-disciplinaire retisse les liens des concepts fondamentaux de la science. De plus, si on regarde de plus près l’étymologie du mot complexité, « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » très vite la règle que le tout est plus important que la somme des parties » fait sens.

Notons également qu’à chaque fois que des groupes de chercheurs se réunissaient, leurs rencontres recélaient des trésors de coopérations internationales. Chercheurs de toute nationalité de toute culture ayant une vision du monde différente avec la possibilité de challenger leurs pensées et de pousser toujours plus loin leurs connaissances. C’est dans ce contexte que Niels Bohr et Einstein ont pu confronter leurs visions sur la physique quantique à partir d’expériences de pensées, notamment sur le principe d’indétermination et la dualité « onde corpuscule » qui je rappelle nous empêche de calculer simultanément la position, et la vitesse d’un photon. La révolution quantique allait bouleverser notre vision du monde et son rapport avec elle.

En Italie, participant aussi à la genèse du quanta, le grand physicien et prix Nobel, Fermi qui est à l’origine entre autre de la découverte de l’anti proton en 1958, voulait faire concurrence et monter un groupe de physicien théorique et expérimentale. Ce qui est intéressant ici, c’est son idée de vouloir monter ce qu’on appellerai aujourd’hui une « dream team ». En effet ce grand physicien ne cherchait pas a réunir les meilleurs, bien que tous le fut, mais plutôt de réunir des gens capables de travailler ensembles. Ce groupe a permis de mettre a jour plusieurs découvertes et a fait émerger un immense génie, Etorré Majorana, quasiment inconnu du grand public. Notez aussi que c’est avec l’esprit de compétition que Fermi a permis a l’Italie de cette époque de produire des travaux de renommé mondiale, mais c’est en groupe surtout que certain vont pouvoir se révéler. La dualité « onde corpuscule » pourrait faire écho ici à la dualité « coopération compétition ». Il ne s’agit plus de choisir l’une ou l’autre, mais de garder les deux comme étant nécessaire et indissociable à l’équilibre d’un système complexe comme les relations humaines. « Concorde et discorde sont père et mère de toute chose », nous dit Héraclite. Le principe même de l’évolution, c’est des forces d’unions et d’associations construisant au passage nos étoiles, notre planète, nos galaxies, mais c’est aussi des forces de désunions avec ses trous noirs, l’antimatière, ou la matière noire.

Nos corps sont des organismes multicellulaire mais des systèmes unicellulaires les ont précédés. Si il n’y avait pas eu coopération ou chaque cellule était spécialisée vers une tache précise : comme le poumon, le cœur, ou l’intestin etc.… S’il n’y avait pas eu cohésion avec des jonctions d’associations et des jonctions communicantes, capable de se déplacer, de migrer afin de trouver des conditions favorables, en s’orientant et formant un organe; que serions nous devenu ? On peut alors parler même à cette échelle d’un véritable comportement social et organisé. Chez l’homme il existe 210 types cellulaires différents, une véritable intelligence orchestrée par la nécessité de collaborer ensemble afin d’arriver a l’organisme que nous sommes.

« Bien que l'argumentaire de Darwin repose essentiellement sur des pratiques agronomiques, il a l'audace d'étendre ses conclusions à l'ensemble du vivant » soulignent certains auteurs, (La théorie de la sélection naturelle présentée par Darwin et Wallace. Timothée Flutre, Thomas Julou et Livio Riboli-Sasco) alors que beaucoup de questions restent encore sans réponse. Par ailleurs, notons que nous n’avons à ce jour trouver aucun fossiles de transitions, ce qui par conséquent rend la théorie impossible à vérifier. Alors biensûr que certaine de ces idées se sont révélées « particulièrement clairvoyante » mais pourquoi porter l’attention uniquement sur la lutte entre les espèces et la loi du plus fort contre les soi-disant moins « chanceux », alors que beaucoup d’incohérences subsistent encore ? Ne devrions-nous pas rester prudent quand certaines théories demeurent incomplètes ?

Pourquoi s’entêter dans ce « Darwinisme social », alors que Darwin lui même nous permet de remettre en doute certaine de ses idées : « if it could be demonstrated that any complex organ existed, which could not possibly have been formed by numeros, successive, slight modifications, my theory would absolutly break down » the origin of species. Il écrira aussi le 13 octobre 1876 à Moritz Wagner que « la plus grande erreur (qu’il ai) commise a été de ne pas accorder une importance suffisante à l’action directe du milieu ». La théorie de l’évolution a été tellement de fois reprise par les scientifiques qu’ils en ont oublié que c’était juste une théorie qui peut être incomplète et une probabilité, non pas une vérité absolue, encore moins « un mode d’emploi ». Cette course aveugle à la compétitivité enclenche un cycle infernal qui a atteint toutes les couches de notre société. « Elle banalise la compétition comme modèle de rapport sociaux, (elle) transforme la société en terrain de jeu, on banalise la quête mégalomaniaque de ses dirigeants et on naturalise l’idée de guerre économique », Vincent de Gaulejac. Sommes nous prêt aujourd’hui à reconnaitre que nos idées se sont fondées sur la base de théories incomplètes et mal comprises. Nos sociétés contemporaines sont gangrenés par ces paradigmes réductionnistes, il est donc nécessaire de faire l’effort de mettre à jour ces paradigmes implicites, de les mettre en cause et surtout de mieux les interpréter.

La connaissance doit être le préalable de toute action; toute politique qui a pour objectif de mener un groupe, une organisation, une nation ou un pays doit être guidé par une philosophie plus exacte, c’est à dire plus proche de la réalité. Les ressources humaines ont pris conscience qu’elles ne pouvaient plus être axées uniquement sur une gestion administrative en créant par exemple des happy officer afin d’augmenter le bien être de ses salariés, mais en vain. Rien n’a changé aux taux de désengagement qui a même augmenté entre 2012 et 2018; et la seule réponse que les entreprises ont trouvé est d’augmenter « le bonheur au travail » sans réformer leur management. Nous avons oublié que les entreprises sont des organisations qui servent à produire non pas à apporter du bonheur, mais du sens tout simplement. Tout est centré sur les compétences techniques aujourd’hui avec à sa tête une sorte de commandement d’unité suivi par une force logistique qui a pour seule objectif: être le premier. D’ou vient l’idée que pour être le meilleur, il faut être d’abord le premier au mépris de tout? Cette théorie économique en réalité fragile garde toujours son influence sur notre marché globale malgré les crises qu’elle engendre aussi bien financière que sociale. Ils est temps de mettre la pensée en action et de penser avec les yeux du futur. Certes nous ne pouvons pas avoir une croissance illimitée dans un univers limité mais il y a quelque chose qui est relativement illimité, la création de la pensée humaine.

Le rôle des RH aujourd’hui est de préparer les conditions sociales, culturel et environnementales afin que ce foisonnement d’idée soit mise au service de l’organisation. Les entreprises ne peuvent plus se contenter de gouverner par des process pour faire face aux changements qui s’imposent. Elle doit mettre en place une stratégie fondé sur des faits et des données avec des arguments scientifiques fondés, car s’il n’y a pas de justification alors les salariés résisteront. La définition d’une politique des ressources humaines doit être le produit d’une convergence de pensée. Pour y parvenir il n’a pas d’autre alternative pertinente que de restaurer en son sein un rapport de confiance avec ses salariés et ses instances représentatives, seul motif générateur de création et de puissance cognitive.

Après chaque chaos il y a une réorganisation sociale et la crise du Covid à bouleverser nos vies, notre façon de penser et d’agir, et peut favoriser par la même certains changements. Dans les entreprises on peut constater de nouvelles expérimentations qui remettent en cause leur management, contraintes de s’ajuster si elle veulent survivre. Cependant leur changement n’est pas toujours le fruit d’une réflexion mais parfois un sentiment d’urgence qui accélère leur transformation. Il est encore trop tôt aujourd’hui d’analyser les impacts de ces nouvelles pratiques naissantes, car il nous faudra aussi distinguer les changements déterministes des changements volontaristes.
Incontestablement cette crise ouvre de nouvelle perspective au niveau du management comme le nouveaux défis de mettre en place une nouvelle culture de coopération digitalisée par exemple. Les entreprises devront s’interroger sur la généralisation du télétravail avant de la mettre en oeuvre sachant que la cohésion de groupe s’appuie aussi sur des rencontres informelles autour de la machine à café. Les difficultés sont devant nous et l’importance de la technologies et son impact sur nos vies doit être précéder par la question des préventions des risques avant leur pérennisations.

Nos modèles hiérarchiques reposant sur le commandement et le contrôle devront être rediscuter afin de faciliter le leadership à distance, et se mettre d’accord sur un nouveau « contrat sociale » dématérialisée, sans oublier l’engagement des salariés qui faisait déjà défaut avant le Covid. Un paradigme n’est pas seulement une théorie scientifique, c’est aussi une nouvelle façon de penser, d’agir, de travailler, de communiquer, et de percevoir les choses.





Les maux de la prospective

Nos organisations du travail ainsi que nos institutions académiques ont un grand rôle à jouer, mais encore faut-il qu’elles en aient la volonté, et une certaine conscience de l’idée de progrès. Car un autre fait inquiétant est celui de la notion de « progrès » presque disparu du débat politique et bien sur des organisations, remplacé par ce qui est devenu une obsession, l’innovation. Mais qu’est ce qu’une idée innovante ? Ne serait ce pas de faire du neuf avec du vieux ? Nous en avons plein d’exemples : le StarBuck café n’a pas inventé le café, il a juste inventé une autre façon de le consommer. Il n’a pas changé nos vies, il a juste changé de façon agréable certes, quelque chose que l’on faisait déjà ! Nous continuons encore et toujours à fréquenter nos brasseries parisiennes. Pareille pour Nespresso, eux aussi n’ont pas inventé le café. Leurs idées « innovantes » respectives reposent uniquement sur le fait que l’une a choisi de nous installer dans des canapés, et l’autre de vous accueillir comme un VIP. Je n’ai bien sûr rien contre l’innovation, quand on est capable de la définir. Mais la question qu’il faut nous poser je crois est : en quoi l’innovation constitue-elle un progrès pour nous ? Essayons d’analyser la situation ensemble, et je crois qu’il serait utile d’abord de vérifier son étymologie.

Le mot « innovation » apparaît au 13e siècle dans un contexte théologique, innovatio, une thèse qui s’écarterait du dogme et serait considéré comme hérétique du fait même qu’elle s’éloigne des textes. Ensuite cela devient un vocabulaire utilisé dans le milieu juridique, qui serait l’équivalent d’un avenant ajouté à un contrat sans le modifier. Mais selon d’autres sources, il serait d’abord apparu dans le milieu juridique au 14e siècles, pour arriver ensuite dans un contexte théologique. Mais c’est surtout avec Francis Bacon, à la fois scientifique et philosophe (1561-1626), l’inventeur de l’idée de progrès et du knowledge is power, considéré comme l’un des pionnier de la science moderne, que le mot « innovation » prends un sens positif qu’on lui connaît aujourd’hui. Il ajoutera, comme le temps est corrupteur et qu’il change les choses pour le pire, il nous recommande d’avancer prudemment. Mais le temps joue contre nous, donc on agit dans l’urgence ; ce qui nous amène finalement à innover pour innover. Beaucoup d’innovation naissent de ce qui préexiste déjà, nous l’avons vu, aussi bien avec le Starbuck café, qu’avec la relecture d’Einstein sur la gravitation de Newton, seulement l’une bouleverse et change notre vision du monde s’inscrivant ainsi dans la durée, pendant que l’autre ne soulève aucun enjeu particulier, ne bouleverse aucune structure, aucun changement subtile de notre société.

Selon le philosophe des sciences Etienne Klein, nous innovons seulement lorsque nous nous sentons « au pieds du mur » alors que les grandes idées même scientifique se font lorsque le cerveau lâche prise et c’est lorsque « l’inconscient poursuit son œuvre, que l’idée vient ». Les expériences de pensées d’Einstein réclamaient du temps, du calme pour réfléchir. Dix années lui ont été nécessaires pour élaborer la nouvelle théorie de la gravitation. Autant vous dire que dans un open space, les choses aurait été bien différentes que les conditions qu’il a pu trouver dans les bureaux de Berne, appelé les « années miraculeuses » par le monde scientifique.

Nous, le plus souvent, nous soumettons à la « dictature » de la recherche de l’innovation pour une finalité immédiate et utilitaire finalement, et tout cela mérite que l’on s’interroge subjectivement et collectivement. Le mot « innovation », tel qu’on l’utilise aujourd’hui, a été complètement vidé de la dimension de « progrès » et fini par ne servir que le cycle en cours. Aujourd’hui ils sont devenus interchangeables nous dit Etienne Klein ; le problème est que le futur aujourd’hui, est absent de nos représentations mentales. Nous sommes passé en quelque décennies à « on arrêt pas le progrès » au « futur est déjà là », une formule langagière véhiculée dans les médias, qui n’a finalement aucun sens contrairement à la première puisque nous ne pouvons pas vivre dans le futur. Ce genre de formule, dépourvu de « sens », rend la vision d’un futur et d’un progrès social inenvisageable. Contrairement au langage, l’acquisition et l’utilisation de notre esprit est innée. Le rôle critique du langage a une fonction structurante cérébrale et intellectuelle, puisqu’elle nous permet d’exprimer nos pensées et de mettre de l’ordre dans nos idées. Le langage et la pensée sont intimement liés, c’est de cette intrication que se développe notre niveau d ‘abstraction, notre imagination, un processus essentiel à notre développement interne (identité) et externe (sociale). Ce processus complexe n’est toujours pas clairement identifié aujourd’hui, si bien que la question : qui est arrivé en premier, le langage (the I-language for individual/internal/intentional) ou la pensée reste encore un mystère? Peut être ne la trouverons-nous jamais, tout simplement a cause de nos limites cognitives.

Selon Noam Chomsky dans son ouvrage, « what kind of creature are we ? », le langage est un mécanisme systémique endogène: « languages are not tools that humans design but biological objects, like the visual immune or digestive system ». En effet, notre réseau synaptique n’explique pas a lui seule, l’émergence du langage et de la pensée. Le langage reflète nos processus mentaux et modélise notre pensée. Reprenons le message « le futur est déjà là » ; la syntaxe grammaticale faite au présent avec un sujet désignant un concept abstrait, ne s’inscrivant ni dans le passé ni dans le présent, est très problématique. Elle suggère un avenir non évolutif sans progression, ni mouvement puisque nous sommes sensés vivre notre futur présentement.

Si le langage structure notre cerveau et en cela, il joue un rôle critique à son développement et à notre compréhension du monde. Avec une telle formule, nos structures cognitives profondes qui déterminent nos actions, sont mobilisées à être immobiles. Si le langage structure notre pensée et que la perte de sens de cette « novlangue » de fait nous fait vivre notre futur dans le présent, alors plus nous avançons dans le temps et plus nous nous éloignons de notre futur. Dans cette formule qui se veut positive réside une vraie contradiction qui malheureusement est fréquente dans les organisations. Une sorte de régression de la pensée comme par exemple : « ici il n’y a pas de problème mais que des solutions » ou mieux encore pour signifier les licenciements on a le plan de sauvegarde pour l’emploi. Le pire que j’ai pu entendre est bien celui là : « il faut tirer et viser après », ce qui équivaut à « il faut agir et réfléchir après ».

Dans ces formules paradoxales, qui paraissent neutre, résident une grande confusion et mets notre psyché à rude épreuve. Le message envoyé à l’homme et/ou à l’acteur social, suivant les circonstances, peut produire une grande anxiété. L’interaction humaine devrait au contraire maximiser la compréhension et minimiser la confusion, et pourtant ce n’est pas le cas ici. Un message doit non seulement véhiculer une information, mais aussi un point de vue. Notons que tout les « messages » cité ci-dessus en sont totalement dépourvus et ne peuvent produire que des tensions aussi bien dans la société que dans nos organisations. Cette « tension paradoxale inédite » bouleverse nos comportements, et nos rapports humains. Cette gestion managériale soumise à la performance et aux résultats s’appuie non seulement sur des mesures fausses (indicateurs de performances) dont on ignore les critères et en plus elle communique parfois des messages incompréhensibles. Pourquoi ne pas privilégier une communication claire et précise, et redonner aux mots leur sens initiale afin de se reconnecter avec le réel ?